17
Une lumière vacillante.
Des ombres qui dansaient.
Un plafond haut et noyé dans l’obscurité.
Susan était couchée dans un lit d’hôpital.
Là où Harch avait planté l’aiguille, son bras était douloureux. Son corps entier était douloureux.
Elle n’était pas dans sa chambre. Cette pièce était plus froide, trop froide pour être une chambre d’hôpital. Son corps avait chaud sous les couvertures, mais ses épaules, son cou et son visage étaient glacés. Elle était dans un endroit humide où il régnait une odeur de moisi.
Il lui paraissait familier.
Sa vision était trouble. Elle ferma à demi les paupières mais ne put toujours rien voir avec précision.
Elle eut des vertiges, comme si elle se trouvait sur un manège qui tournait de plus en plus vite, puis s’endormit à nouveau.
*
* *
Du temps s’était écoulé.
Avant d’ouvrir les yeux, elle demeura un moment immobile pour écouter la pluie. C’était un véritable déluge.
Dès qu’elle écarta les paupières, Susan eut de nouveaux vertiges. Elle voyait une lumière vacillante et des ombres mouvantes, comme la première fois, mais elle comprenait à présent qu’il y avait des bougies dont les flammes étaient agitées par des courants d’air.
Elle tourna la tête et vit les chandelles : dix cylindres de cire posés sur des rochers.
Non !
Elle tourna la tête de l’autre côté, vers le point d’origine du grondement, mais ne put rien voir. La clarté vacillante des bougies perçait les ténèbres sur cinq mètres à peine. La chute d’eau se trouvait au-delà, à vingt-cinq ou trente mètres, mais elle était bien là, dans le fond le plus obscur de la grotte.
Elle était à l’intérieur de l’Antre du tonnerre.
Non, non, non, se dit-elle. C’est un rêve. Ou je délire.
Elle ferma les yeux. Si elle ne voyait plus la clarté des chandelles, elle sentait l’odeur de moisi de la caverne et entendait les grondements de la cascade souterraine.
Elle se trouvait à trois milliers de miles de l’Antre du tonnerre, bon sang. Elle était dans l’Oregon et non pas en Pennsylvanie.
La folie.
Ou l’enfer.
Quelqu’un retira brusquement ses couvertures et elle poussa un petit cri tout en ouvrant les yeux.
C’était Ernest Harch. Il posa une main sur sa jambe et elle prit conscience qu’elle était nue. Il fit remonter sa main le long de sa cuisse, caressa sa toison pubienne, son ventre, ses seins.
Elle se figea.
— Non, pas encore, dit-il en souriant. Pas encore, ma jolie. Pas encore. Ce soir. À l’heure exacte où je suis mort en prison. À la minute précise où ce sale Nègre m’a tranché la gorge, voilà quand je t’égorgerai, quand mon sexe et la lame pénétreront dans ta chair. Cette nuit, pas maintenant.
Elle ne sentit plus sa main sur sa poitrine. Il leva l’autre et elle vit qu’il tenait une seringue hypodermique.
Susan tenta de s’asseoir.
Jellicoe apparut dans son champ de vision et la repoussa.
— Tu dois te reposer, lui dit Harch. Pour être en forme ce soir.
Il prit à nouveau un plaisir sadique à la faire souffrir.
— Cari, dit-il en achevant l’injection, tu sais ce que je vais apprécier le plus en la tuant ?
— Explique-toi.
— Ce ne sera pas la fin mais le commencement. Je pourrai la tuer encore et encore.
Jellicoe ricana.
— Tel est ton destin, ajouta Harch. Voilà comment tu vas passer l’éternité. Nous allons te violer et te tuer chaque nuit. D’une façon différente chaque fois. Il existe des milliers de façons de mourir et on ne t’en épargnera pas une seule.
La folie.
Le narcotique la fit sombrer cette fois encore dans le sommeil.
*
* *
Sous l’eau. Elle se trouvait sous l’eau et se noyait.
Elle ouvrit les yeux, tenta de respirer et comprit que ce n’était que le grondement de la chute d’eau.
Elle était toujours dans le lit et chercha à s’asseoir.
Les couvertures glissèrent. Elle n’eut pas la force de rester assise et s’effondra à nouveau sur les oreillers, le cœur battant.
Elle ferma les yeux.
Seulement une minute.
Ou peut-être une heure.
Impossible de le savoir avec précision.
— Susan…
Elle ouvrit les yeux et fut emplie de terreur. Sa vision était troublée mais elle discernait un visage dans la clarté vacillante.
— Susan…
Il se rapprocha et elle le vit plus nettement. C’était Jerry. Elle reconnut sa tête décomposée dont les lèvres étaient encore plus enflées qu’auparavant, prêtes à éclater sous la pression du pus.
— Susan…
Elle hurla. Et plus elle hurlait, plus le lit tournoyait.
Elle se sentit projetée dans les ténèbres.
*
* *
Et elle s’éveilla à nouveau.
Les effets de la drogue s’étaient dissipés. Elle gardait les yeux clos, n’osant les ouvrir.
Elle regrettait de s’être éveillée. Elle aurait voulu être morte.
— Susan ?
Elle demeura totalement immobile.
Harch releva une de ses paupières et elle tressaillit de surprise.
— N’essaye pas de me rouler. Je sais que tu ne dors pas.
Elle se sentait engourdie. Terrorisée mais engourdie.
— L’heure approche, dit-il. Tu le sais ? Dans une heure nous commencerons notre petite fête, et dans trois heures je te trancherai la gorge. Tu vois, nous aurons largement le temps de nous amuser. Tu ne voudrais pas décevoir les autres, pas vrai ? Une fille aussi sexy que toi devrait les épuiser rapidement.
Rien de tout cela ne lui semblait réel. C’était trop dément, trop absurde, trop flou pour exister véritablement. Un lit d’hôpital dans une grotte ? Ridicule. La terreur, la violence, la menace qui pesait sur elle, la brutalité et la méchanceté de Harch… tout revêtait les caractéristiques des éléments d’un cauchemar.
Cependant, la douleur qui s’élevait du point où il avait planté les aiguilles ne semblait pas imaginaire.
Harch écarta les couvertures, découvrant son corps nu.
— Ordure, fit-elle d’une voix à peine audible.
— Un simple avant-goût. Dis, est-ce que tu n’attends pas ce moment avec autant d’impatience que moi ? Hum ?
Elle ferma les yeux, cherchant l’oubli et…
— Harch !
… elle entendit McGee crier le nom de son tortionnaire.
Elle ouvrit les yeux et vit Harch se détourner, visiblement surpris.
— Que faites-vous ici ?
Trop faible pour s’asseoir, Susan releva la tête et vit Jeff McGee. Il se trouvait à un mètre du pied du lit. Les flammes vacillantes des bougies le baignaient d’ombres dansantes. Et il braquait un pistolet sur Harch.
— Qu’est-ce que vous… commença ce dernier.
McGee tira. Atteint en plein visage, Harch bascula en arrière et disparut du champ de vision de Susan. Il tomba sur le sol avec un bruit mat.
Il n’y avait pas eu de détonation, seulement un murmure, et Susan comprit que le pistolet était muni d’un silencieux.
Le sifflement de la balle, la vision du visage de Harch qui explosait, le bruit de sa chute : rien de tout cela ne possédait la violence surréaliste et outrée à laquelle elle avait été confrontée durant ces derniers jours. Cette mort froide, dure, rapide, n’avait rien d’onirique.
McGee contourna le lit.
Susan cilla en regardant l’arme. Elle était également déconcertée par l’étrange tournure prise par les événements. Elle se sentait tituber au bord de l’abîme.
Suis-je la suivante ? pensa-t-elle.
Il fit disparaître le pistolet dans une poche de son manteau et posa sur le lit le sac qu’il tenait dans son autre main. Non pas un sac, mais un oreiller.
— Il nous faut sortir d’ici, dit-il.
Il sortit des vêtements de l’oreiller. Ses vêtements à elle : lingerie, pantalon noir, pull blanc, mocassins…
Il restait un étrange objet arrondi au fond du sac improvisé et elle le fixa avec une appréhension croissante. La réalité s’estompa et l’impression de vivre un cauchemar l’envahit. Elle eut la certitude qu’il s’agissait de la tête tranchée de Jerry Stein.
— Non, s’exclama-t-elle. Non !
Il sortit le dernier objet. Il s’agissait simplement de sa veste de cuir roulée en boule.
Mais elle n’en fut pas soulagée pour autant. Elle se sentait dériver sans parvenir à s’accrocher à la réalité.
— Non, répéta-t-elle. Je ne peux plus le supporter. Finissons-en tout de suite.
McGee l’observa un instant puis parut comprendre le fond de sa pensée.
— Vous croyez que c’est le début d’une nouvelle série de cauchemars ?
— Je suis épuisée.
— Tout est fini au contraire.
— Je ne souhaite qu’une chose : mourir.
— Votre fatigue est due à la drogue qu’ils vous ont injectée. Ça va aller mieux, vous verrez.
— Laissez-moi.
Elle laissa doucement aller sa tête sur l’oreiller.
Peu lui importait d’être nue devant lui. Elle ne chercha pas à ramener les couvertures sur son corps. En outre, quel sens pouvait avoir la pudeur après ce qu’elle avait déjà subi ?
Elle avait froid. C’était également sans importance.
— Je ne m’attends pas à ce que vous puissiez comprendre ce qui se passe, mais faites-moi confiance.
— Je vous ai fait confiance, murmura-t-elle.
— Et me voici.
— Oui, et vous voici.
— Je suis venu vous sauver.
— Me sauver de quoi ?
— De l’enfer. N’est-ce pas leur dernière trouvaille ? L’enfer, C’est d’ailleurs le nom qu’a reçu ce programme.
— Programme ?
Il soupira et secoua la tête.
— Nous n’avons pas le temps. Il faut me faire confiance.
— Allez-vous-en.
Il passa son bras derrière ses épaules et la releva. Puis il saisit le sweater blanc et tenta de le lui passer.
— Non, dit-elle, en tentant de résister.
— Seigneur. Alors, écoutez !
Il sortit une lampe de sa poche, l’alluma et s’éloigna dans les ténèbres. Les grondements de la chute d’eau vers laquelle il se dirigeait couvrirent bientôt les bruits de ses pas.
Elle espéra qu’il la laisserait peut-être tranquille ou qu’il l’achèverait.
Elle ferma les yeux.
Le grondement de la chute d’eau cessa.
L’Antre du tonnerre était devenu l’antre du silence.
Elle rouvrit les yeux et crut un instant qu’elle était devenue sourde.
— Et voilà. Une simple bande magnétique, lui dit McGee en revenant vers elle. Un enregistrement quadriphonique.
Il atteignit le cercle de clarté des bougies et éteignit sa lampe.
— Et cette grotte ? Des rochers de papier mâché. Un décor, installé au centre du gymnase du collège, pour que vous ayez une sensation d’espace au-delà du cercle de clarté. Je pourrais faire la lumière, pour vous le prouver, mais je craindrais d’attirer l’attention. Bien que les fenêtres aient été condamnées, quelqu’un pourrait le remarquer. Quant à l’odeur de moisi, elle est en boîte. Une magnifique réussite de nos chimistes, non ?
— Et Willawauk ?
— Je vous expliquerai tout cela dans la voiture. Le temps presse.
Elle hésita, prise de vertiges.
— Si vous ne me faites pas confiance, vous ne l’apprendrez jamais.
Elle libéra lentement sa respiration.
— Entendu.
— Je savais que vous aviez du cran, dit-il en souriant.
— Mais je n’ai plus de forces.
— Je sais.
Elle le laissa la vêtir. Elle retrouva une impression d’enfance lorsqu’il lui enfila le sweater, remonta son slip et son pantalon, et glissa ses chaussures à ses pieds.
— Je ne pense pas pouvoir marcher.
— Pouvez-vous au moins tenir la lampe ?
— Je crois.
Il la souleva.
— Vous êtes légère comme une plume. Enfin, une grosse plume. Tenez-vous à mon cou de votre bras libre.
Il l’emporta vers les portes de la fausse caverne. Le rayon de la petite lampe éclairait le sol de bois poli et ils passèrent sous un panier de basket-ball. Puis ils atteignirent un escalier en ciment et un vestiaire.
La pièce était allumée et trois cadavres gisaient sur le sol. Elle reconnut ceux de Jellicoe et de Parker. La moitié du visage du premier était en bouillie et Parker avait deux trous dans la poitrine. Quince, quant à lui, était effondré sur un banc et du sang dégouttait de son cou.
McGee haletait mais il la porta tout au long de deux rangées de grands placards, traversa des douches, poussa une porte entrebâillée et entra dans une pièce bien éclairée.
Un autre cadavre les attendait.
— Qui est-ce ?
— Un garde, répondit McGee.
Ils pénétrèrent dans la salle suivante et gagnèrent des portes métalliques près desquelles gisait un autre corps.
— Éteignez la lampe, ordonna McGee.
Elle obéit et il poussa la barre d’ouverture. Ils se retrouvèrent à l’extérieur.
Deux voitures étaient garées dans le parking du collège. À présent à bout de souffle, McGee la porta vers une Chevrolet bleue et la posa sur le sol. Elle s’appuya au véhicule pendant qu’il ouvrait la portière, ses jambes étaient trop faibles pour la soutenir.
Ils traversèrent Willawauk en suivant la rue principale qui se changea bientôt en une route de campagne. Ils ne dirent pas un seul mot avant d’avoir laissé loin derrière eux les dernières lumières de la ville.
Recroquevillée sur le siège du passager, Susan adressa un regard à McGee. Son visage était rendu étrange par la clarté verdâtre du tableau de bord. Étrange… mais pas menaçant.
Mais elle ne pouvait s’empêcher de se méfier de cet homme.
— Racontez-moi.
— Je ne sais par où commencer, dit-il.
— Par n’importe quoi, mais parlez, je vous en prie !
— La Milestone Corporation.
— Là-bas, sur la colline ?
— Non, non. Cette pancarte que vous avez vue en fuyant à bord de la Pontiac avait été placée là pour augmenter votre confusion.
— Alors, il s’agit vraiment d’un hôpital ?
— Un hôpital… et bien d’autres choses. La véritable Milestone Corporation se trouve à Newport Beach.
— Et je travaille pour elle ?
— Oh, oui. Même si ce n’est pas Phil Gomez que vous avez eu au bout du fil mais une personne de Willawauk qui se faisait passer pour lui.
— Quelles étaient mes activités à la Milestone ?
— La recherche. Mais pas pour le compte de l’industrie privée. La Milestone est, en fait, un centre de recherche militaire directement placé sous l’autorité du ministère de la Défense et du Président. Le Congrès ignore son existence. On y trouve plus d’une vingtaine des meilleurs savants du pays, ainsi que la banque de données et les ordinateurs les plus performants du monde. Chaque chercheur est un des meilleurs spécialistes en son domaine et toutes les sciences sont représentées.
— Est-ce que j’étais l’un d’eux ? Si oui je ne m’en souviens pas.
— Vous êtes un des deux physiciens les plus réputés.
— Je ne m’en souviens pas.
— Je le sais.
Alors qu’ils traversaient les forêts obscures, McGee lui révéla tout ce qu’il savait sur la Milestone – ou tout au moins tout ce qu’il déclarait savoir.
Selon lui, ce centre de recherche était chargé de trouver l’arme absolue – un rayon désintégrant, une nouvelle sorte de laser, une arme biologique, n’importe quoi – qui rendrait d’une manière ou d’une autre l’arsenal nucléaire non seulement démodé, mais inutile. Si le gouvernement américain pensait que l’Union soviétique cherchait à obtenir la supériorité sur le plan nucléaire dans l’intention de lancer une attaque dès que sa victoire serait assurée, il n’avait pu faire admettre à l’opinion publique que le réarmement était une nécessité absolue. C’était la raison pour laquelle, au milieu des années soixante-dix, le Président et le ministre de la Défense avaient espéré un miracle : la découverte d’une arme qui rendrait l’arsenal soviétique inutilisable et ferait disparaître le spectre d’un holocauste atomique. Si le gouvernement ne pouvait lancer un programme de réarmement nucléaire coûtant des milliards de dollars, rien ne l’empêchait de créer un centre de recherche ultrasecret en espérant que l’ingéniosité des chercheurs américains permettrait au pays de se tirer de ce mauvais pas. La Milestone était devenue le meilleur espoir de l’Amérique.
— On effectuait certainement déjà ce type de recherches, dit Susan, il était inutile de mettre sur pied un nouveau programme.
— Les pacifistes appartenant à la communauté scientifique communiquaient des informations sur les recherches effectuées dans le cadre des universités à quiconque désirait se joindre à eux pour dénoncer la machine de guerre du Pentagone, et le Président a décidé de rendre ces travaux secrets afin qu’ils restent la propriété exclusive des États-Unis.
« Lorsque les agents du KGB ont finalement appris l’existence de la Milestone, ils ont craint que les USA ne parviennent, ou ne soient déjà parvenus à rendre l’arsenal nucléaire soviétique inutilisable. Ils ont décidé de s’emparer d’un des chercheurs de la Milestone et de le soumettre à un interrogatoire de plusieurs semaines.
« Les chercheurs de la Milestone sont encouragés à s’intéresser aux travaux de leurs collègues, de façon à explorer les zones de chevauchement et bénéficier de la fécondation croisée des idées. Chacun d’eux sait à quel point en sont les recherches dans tous les domaines. Ce qui signifie qu’il suffit d’une seule personne pour compromettre tous les projets du Pentagone.
— Et c’est moi que les Russes ont décidé d’enlever, acheva Susan qui commençait à le croire.
— C’est cela. Le KGB a étudié le passé de tous ceux qui travaillaient pour la Milestone et a découvert que vous étiez la cible la plus vulnérable. Vous aviez des doutes sur la moralité de telles recherches, sur l’impact qu’auraient vos travaux sur les générations futures. Vous en aviez parlé à vos collègues et pris un mois de congé pour faire le point, sans parvenir apparemment à une décision.
— Pourquoi n’en ai-je aucun souvenir ? demanda Susan en le fixant avec suspicion.
— Je vous l’expliquerai bientôt. Nous allons être arrêtés.
Ils atteignirent le bas de la colline et aperçurent un barrage après une longue ligne droite.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un poste de contrôle.
— C’est ici que vous allez me livrer à eux, que tout doit recommencer ? demanda-t-elle, ne parvenant toujours pas à croire qu’il était son allié.
— Laissez-moi une chance, d’accord ? Nous sortons d’une zone militaire, il est normal qu’il y ait un contrôle. Faites semblant de dormir.
Il sortit divers documents de sa poche en conduisant d’une seule main.
Elle obéit et étudia le poste de contrôle entre ses paupières mi-closes : deux baraques, une barrière. Puis elle ferma les yeux et ouvrit la bouche pour feindre de dormir profondément.
— Pas un mot… quoi qu’il advienne.
McGee freina, arrêta la voiture et baissa la vitre.
Susan entendit un bruit de bottes.
Le garde parla et McGee lui répondit dans une langue étrangère.
Susan en fut si surprise qu’elle faillit ouvrir les yeux. Il ne lui était pas venu à l’esprit de lui demander pourquoi elle devait feindre de dormir, dès l’instant où ils avaient des laissez-passer. McGee avait craint qu’un garde ne lui adresse la parole. Un mot en anglais, et ils auraient été perdus.
L’attente fut interminable. Enfin, la barrière mécanique se releva et la voiture repartit.
Elle ouvrit les yeux sans oser regarder derrière elle.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
— Vous n’avez donc pas reconnu la langue ?
— Si, je le crains.
— Du russe.
Elle resta sans voix, secoua la tête : non, non.
— Nous nous trouvons à une trentaine de miles de la mer Noire, notre destination.
— En Union soviétique ? Impossible. C’est un nouveau coup monté.
— Non, écoutez-moi.
Elle n’avait d’autre choix que d’obéir, et McGee disait peut-être la vérité. Elle n’en aurait pas mis sa main à couper mais c’était possible.
— Les agents du KGB vous ont enlevée pendant vos vacances dans l’Oregon, dit-il.
— Je n’ai pas eu un accident de voiture ?
— Non. La fable de l’accident permettait d’expliquer votre présence à Willawauk. Vous avez été enlevée en Oregon et transportée en URSS par vol diplomatique.
— Pourquoi n’en ai-je gardé aucun souvenir ?
— Vous êtes restée sous anesthésie pendant tout le vol.
— Je n’étais pas droguée, lorsqu’on m’a enlevée.
— Tous ces souvenirs ont été effacés de votre esprit : drogues et hypnose…
— Lavage de cerveau ?
— Oui, il était indispensable d’éliminer l’enlèvement de votre esprit afin de rendre votre séjour à Willawauk plausible.
Elle avait mille questions à lui poser mais elle se retint, et le laissa poursuivre ses explications à sa manière.
— À Moscou, vous avez séjourné dans une section de la prison de la Lubianka réservée au KGB. Comme les interrogatoires ne donnaient aucun résultat malgré les pressions psychologiques, ils ont durci leurs méthodes. Pas de passage à tabac, mais une torture plus redoutable que la torture physique. Ils ont eu recours à des drogues dangereuses que le KGB emploie couramment pour obtenir des informations d’un prisonnier obstiné, des mixtures qui ne devraient pas être utilisées sur un être humain. Mais dès qu’ils ont tenté d’obtenir des réponses en vous forçant la main, il s’est produit une chose à laquelle ils ne s’attendaient pas. Tous les souvenirs de votre travail à la Milestone se sont effacés, il ne restait qu’un trou béant.
— Qui subsiste toujours.
— Oui. Même droguée, même docile, vous ne pouviez rien leur révéler. Ils se sont obstinés pendant cinq jours avant de comprendre enfin.
McGee se tut et ralentit comme ils approchaient d’un petit village d’une centaine de maisons. L’agglomération ne ressemblait en rien à Willawauk. Elle n’avait pas l’allure américaine et paraissait appartenir à un autre siècle. Les maisons avaient de petites fenêtres ; elles étaient très basses et coiffées de toits de pierre, de bois ou de chaume. Tout ici évoquait le Moyen Âge.
Après avoir traversé l’agglomération, McGee accéléra à nouveau.
— Vous étiez sur le point de m’expliquer pourquoi j’avais tout oublié de la Milestone, lui rappela-t-elle.
— Oui. Toute personne engagée par la Milestone doit se soumettre à un conditionnement psychologique qui l’empêche de parler de ses activités professionnelles à quiconque, hormis à un collègue. C’est une condition indispensable à l’obtention d’un poste. En outre, un mécanisme psychologique a été comme implanté dans les profondeurs du subconscient de tout employé de la Milestone, et il déclenche un blocage de mémoire immédiat qui empêche tout agent étranger d’obtenir des informations sous la contrainte. Dès qu’on tente d’obtenir des renseignements sur les recherches effectuées à la Milestone au moyen de la torture, de la drogue ou de l’hypnose, tout ce qui se rapporte à ce centre de recherche se trouve immédiatement relégué dans les profondeurs du subconscient.
Elle pouvait à présent comprendre pourquoi elle ne se souvenait même pas de son laboratoire.
— Tous mes souvenirs seraient donc enfouis au fond de mon esprit ?
— Oui. Une fois que vous serez de retour aux États-Unis, la Milestone pourra probablement revenir sur ce blocage et vous rendre vos souvenirs. Nous ignorons par quelle méthode car, dans le cas contraire, nous n’aurions pas été contraints de mettre au point le programme Willawauk dans l’espoir de rompre ce blocage par une série de chocs psychologiques brutaux.
Ici, le paysage était moins accidenté et les arbres plus rares. La lune s’était levée et nimbait la contrée d’une clarté spectrale.
Affaissée sur son siège, épuisée et tendue, Susan étudiait le visage de McGee, tentant d’y lire des signes de mensonge, espérant désespérément qu’il ne la préparait pas à un autre choc psychologique brutal.
— La clé d’un blocage de mémoire peut être l’amour, la haine ou la peur. La plus efficace est la peur, dit McGee. C’est l’élément inhibitoire que la Milestone a utilisé dans votre cas : la peur. Vous avez peur de révéler quoi que ce soit sur la Milestone, car ils ont utilisé la suggestion hypnotique et des drogues pour vous persuader que vous connaîtriez une fin horrible si vous révéliez quoi que ce soit. Le blocage par la peur est le plus difficile à briser.
— Mais vous avez trouvé un moyen d’y parvenir.
— Pas moi. Le KGB emploie de nombreux spécialistes des techniques de modification du comportement (lavage de cerveau, etc.) et certains estiment qu’un tel blocage peut être détruit si le sujet (vous, en l’occurrence) est confronté à une peur plus grande que celle sur laquelle ledit blocage est basé. Il n’est pas facile de trouver une peur plus grande que celle de la mort. Mais le KGB avait soigneusement épluché votre existence antérieure avant de décider de vous enlever, et ses agents ont trouvé votre point faible dans votre dossier. Ils cherchaient un événement de votre passé qui aurait pu être transformé en cauchemar, en une chose que vous redouteriez plus que votre propre mort.
— L’Antre du tonnerre. Ernest Harch.
— Oui. Après vous avoir étudiée un certain temps, le KGB a estimé que votre goût pour le rationnel dans tous les domaines relevait presque de l’obsession.
— De l’obsession ? Oui, c’est sans doute exact.
— Le KGB en a déduit que le meilleur moyen de vous faire craquer consistait à vous plonger dans un monde de cauchemar, où tout devenait graduellement irrationnel : un monde où les morts revenaient à la vie, dans lequel rien ni personne n’était ce qu’il paraissait être. Ils vous ont amenée à Willawauk et ont isolé une aile de l’hôpital de recherche comportementale, la transformant en décor pour leurs représentations macabres. Ils voulaient provoquer votre effondrement mental avec, comme clou du spectacle, ce final dans un Antre du tonnerre factice. Leur programme était plutôt chargé : viols et tortures par quatre morts-vivants.
Susan secoua la tête, hébétée.
— Mais… à quoi cela leur aurait-il servi ? Même si le blocage avait été rompu, je n’aurais plus été à même de leur fournir les informations qu’ils voulaient obtenir, après avoir sombré dans la folie.
— Un effondrement de la raison provoqué par une terreur extrême mais limitée dans le temps est la forme de maladie mentale la plus facile à soigner. Sitôt après vous avoir brisée, ils auraient défait le blocage mémoriel en vous promettant de vous délivrer de la terreur en échange de votre coopération. Puis ils auraient immédiatement entrepris de vous rendre votre santé mentale, ou un semblant, afin de pouvoir vous interroger et obtenir des informations fiables.
— Un moment, dit-elle. Trouver ces sosies, écrire le scénario de cette histoire de fous, régler les détails matériels, transformer une aile de l’hôpital… tout cela a dû prendre beaucoup de temps. J’ai bien été enlevée il y a quelques semaines… non ?
Comme il ne répondait pas, elle répéta :
— Non ?
— Vous vous trouvez en Union soviétique depuis plus d’un an.
— Non. Oh, non. Non, c’est impossible.
— Vous êtes restée pendant presque toute cette période dans une cellule de la Lubianka. Mais toute cette période a été effacée avant que vous soyez conduite à Willawauk.
Sa confusion céda la place à la colère.
— Effacée ? Et vous me le dites comme ça ! Effacée. Vous parlez de moi comme si j’étais une bande magnétique ! Seigneur, j’ai passé un an dans une prison puante, et ensuite on efface tout et on recommence, en me faisant vivre ce cauchemar avec Harch et les autres…
La rage l’étouffait mais elle savait qu’à présent elle devait le croire.
— Je comprends votre colère, lui dit McGee. Mais ne vous emportez pas contre moi. Je n’y suis pour rien. Je vous ai vue pour la première fois lorsqu’ils vous ont amenée à Willawauk, et ensuite j’ai dû attendre une opportunité pour vous tirer de là.
Un instant plus tard, le rivage de la mer éclairée par la lune apparut devant eux et ils prirent une route moins déserte où ils croisèrent surtout des camions.
— Qui diable êtes-vous ? lui demanda-t-elle enfin. Que venez-vous faire dans cette histoire ?
— Pour le comprendre, il faut d’abord savoir ce qu’est Willawauk.
Elle fut à nouveau assaillie par la confusion et le doute.
— Ils n’ont pas pu construire cette ville en un an. Et ne me dites pas qu’ils ont fait tout ça uniquement pour obtenir des renseignements sur les travaux effectués à la Milestone.
— C’est exact. La construction de Willawauk a commencé au début des années cinquante. Ce devait être le modèle parfait d’une petite ville classique des États-Unis, et elle a depuis été constamment modernisée et complétée.
— Mais pourquoi ? Pourquoi une petite ville américaine modèle au cœur de l’URSS ?
— Willawauk est un centre d’entraînement. C’est ici que de futurs agents soviétiques apprennent à penser comme des Américains, à devenir des Américains.
McGee fit déboîter la Chevrolet pour doubler un vieux camion au pot d’échappement pétaradant.
— Chaque année, entre trois ou quatre cents enfants de trois et quatre ans sont choisis pour venir à Willawauk. Ils sont pris à leurs parents qui ignorent ce qu’ils deviendront. À leur arrivée à Willawauk, ces gosses reçoivent des parents adoptifs et, dès cet instant, ils suivent des séances d’endoctrinement intensives destinées à faire d’eux des communistes fanatiques. Et croyez-moi, je n’emploie pas le terme de fanatiques à la légère. Comparés à la plupart d’entre eux, les partisans de l’ayatollah Khomeiny feraient penser à des professeurs d’Oxford, modérés et raisonnables. Ils subissent deux heures de bourrage de crâne chaque matin et écoutent des bandes de propagande subliminales à longueur de nuit, pendant qu’ils dorment.
— Ça me fait penser à une armée d’enfants-robots.
— C’est exactement ça. Des enfants-robots, des espions-robots. Mais on leur apprend également à vivre comme des Américains, à penser comme des Américains, et à être des Américains… tout au moins en surface. Ils doivent pouvoir passer pour des patriotes bon teint sans jamais révéler qu’ils soutiennent corps et âme la cause communiste. On ne parle que l’américain à Willawauk. Ces enfants ne connaissent pas un mot de russe. Tous les livres sont en anglais, tous les films viennent des États-Unis. Les programmes télévisés sont repiqués sur ceux des trois grandes chaînes américaines et des stations indépendantes, puis repassés dans chaque maison de Willawauk grâce à un système en circuit fermé. Ces gosses grandissent dans le même environnement que des Américains. Finalement, après de nombreuses années, lorsque les enfants de Willawauk sont saturés de culture américaine, lorsque l’American Way of Life est profondément enraciné en eux, ils gagnent les États-Unis avec de faux papiers impossibles à différencier des vrais. Ils ont entre dix-huit et vingt et un ans. Ils vont à l’université, avec un passé bidon à toute épreuve, trouvent des emplois dans l’industrie, le gouvernement, et occupent pendant dix, quinze, vingt ans ou plus, des positions importantes. Certains ne seront jamais contactés par leurs supérieurs soviétiques, ils auront vécu et seront morts en bons Américains – même si au fond de leur cœur ils savent qu’ils sont de bons Russes. D’autres devront effectuer des actes de sabotage ou de l’espionnage.
— Seigneur, le prix de revient d’un tel programme dépasse l’imagination ! Les résultats peuvent-ils compenser tant d’efforts et d’argent ?
— C’est en tout cas ce que le gouvernement soviétique semble penser. On trouve des gens originaires de Willawauk dans l’industrie aérospatiale américaine, l’armée, la marine, l’US Air Force : pas plus d’une centaine, bien sûr, mais certains ont obtenu au fil des années des grades élevés. D’autres se sont infiltrés dans les médias, ce qui leur permet de faire de la désinformation. Selon le point de vue soviétique, ce programme se justifie amplement par le fait qu’un sénateur, deux membres du Congrès, un gouverneur d’État et une vingtaine d’autres personnages politiques américains influents viennent de Willawauk.
— Mon Dieu !
L’importance du complot lui avait fait oublier sa colère.
— Et il est rare qu’une personne sortie de Willawauk devienne un agent double et serve les Américains. Ces gens sont trop bien conditionnés, trop fanatiques, L’hôpital de Willawauk sert de centre médical pour la ville, mais c’est également un service de recherche sur la modification comportementale et le contrôle de l’esprit. Ses découvertes ont permis de faire des enfants de Willawauk les espions les plus fidèles et dévoués du monde.
— Et vous ? Et vous, McGee ? Si tel est bien votre nom.
— Je m’appelle Dimitri Nicolnikov et je suis né à Kiev, il y a trente-sept ans. Jeff McGee est le nom que j’ai reçu à Willawauk. À l’époque, ils n’avaient pas encore décidé de conditionner des gosses de trois ou quatre ans et sélectionnaient de jeunes adolescents, qu’ils tentaient de former en quelques années. Je suis en outre un de leurs rares agents qui ont changé de camp, même s’ils l’ignorent encore.
— Ils s’en rendront compte en découvrant les cadavres.
— Nous serons déjà loin.
— Vous paraissez sûr de vous.
— Il le faut. Je n’ose pas penser à notre sort si nous étions repris.
Susan avait à nouveau conscience de la force de caractère peu commune de cet homme, une des raisons pour lesquelles elle en était tombée amoureuse.
Est-ce que je l’aime toujours ? se demanda-t-elle.
Oui.
Non.
Peut-être.
— Quel âge aviez-vous, quand vous êtes venu à Willawauk ?
— Comme je vous l’ai dit, ils n’avaient pas encore jeté leur dévolu sur les petits enfants. J’y suis resté de treize à quinze ans.
— Vous avez donc quitté Willawauk il y a plus de vingt ans. Pourquoi n’êtes-vous pas allé aux États-Unis ? Que faisiez-vous, à Willawauk ?
Il n’eut pas le temps de répondre. Devant eux, la circulation ralentissait brusquement.
McGee écrasa la pédale de frein.
— Que se passe-t-il ?
— Le poste de contrôle de Batoum. C’est dans ce port que nous allons prendre un navire pour quitter ce pays.
— À vous entendre, on pourrait croire que c’est aussi simple que de partir en vacances.
— Ce sera peut-être le cas, si la chance reste de notre côté.
Les véhicules avançaient lentement. Chacun d’eux s’arrêtait au poste de contrôle, et le conducteur tendait des documents à un garde en uniforme. Ce dernier était armé d’un pistolet mitrailleur suspendu à son épaule.
Un autre garde ouvrait les portes arrière des camions et vérifiait leur contenu avec une lampe torche.
— Que veulent-ils ?
— Je l’ignore. Habituellement, les contrôles sont plus rapides.
— Est-ce qu’ils nous cherchent ?
— J’en doute. On ne devrait pas découvrir notre fuite avant minuit, ce qui nous laisse une heure. En outre, si notre départ avait été signalé, ces hommes seraient moins décontractés.
Un autre camion passa. Les véhicules avancèrent. Il ne restait plus que trois camions devant eux.
— Ils espèrent sans doute coincer un type qui fait du marché noir avec des denrées de contrebande, déclara McGee. S’ils nous cherchaient, ils seraient plus nombreux et fouilleraient à fond chaque camion.
— Sommes-nous donc si importants ?
— Vous pouvez le croire. Ils tiennent beaucoup à votre personne.
Un autre camion franchit le poste de contrôle.
— S’ils parvenaient à vous débarrasser de ce blocage, les informations qu’ils obtiendraient seraient suffisantes pour faire pencher définitivement la balance Est-Ouest en leur faveur. Vous êtes très importante pour eux. Et dès qu’ils auront compris que je les ai doublés, ils montreront la même urgence pour me capturer. Peut-être encore plus car ils voudront savoir combien de leurs agents installés aux USA j’ai signalés à la CIA.
— Combien ?
— Tous, répondit-il en souriant.
Ils étaient à la hauteur du garde. McGee abaissa la vitre et tendit des documents. L’homme les regarda pour ta forme et les rendit presque aussitôt.
McGee remercia le garde qui reportait déjà son attention sur le camion suivant, et ils repartirent en direction de Batoum. McGee remonta la vitre.
— Marché noir, j’avais raison, dit-il.
Ils atteignaient les faubourgs du petit port, quand Susan lui demanda :
— Si vous avez quitté Willawauk à dix-huit ans, pourquoi n’êtes-vous pas allé aux USA ?
— Je m’y suis rendu. C’est là-bas que j’ai obtenu mes diplômes de médecine, avec une spécialisation dans l’étude du comportement. Mais, le temps que j’obtienne un emploi relatif à la défense américaine, je n’étais déjà plus un communiste bon teint. Comme je l’ai déjà dit, ils choisissaient alors de jeunes adolescents et non pas des enfants de trois ou quatre ans. J’avais vécu douze années en Russie lorsque mon endoctrinement a commencé, et je disposais de bonnes bases pour comparer les deux systèmes. J’ai acquis un goût prononcé pour la liberté et je suis allé voir des agents du FBI pour leur parler de moi et de Willawauk. Ils m’ont utilisé pendant deux ans pour transmettre des informations bidon aux Soviétiques, avant de décider que je devais regagner l’URSS en tant qu’agent double. J’ai été « arrêté », puis il y a eu un long procès au cours duquel j’ai refusé de dire un seul mot. Les journalistes m’avaient d’ailleurs baptisé « l’espion muet ».
— Seigneur, je m’en souviens ! Cette histoire a fait beaucoup de bruit.
— On ne s’est pas privé de répéter que j’avais refusé de révéler pour quel pays je travaillais. Tout le monde savait que c’était la Russie, mais j’ai joué le rôle du héros stoïque, ce qui a beaucoup plu au KGB.
— Et ce qu’espérait le FBI.
— Évidemment. Condamné à une très longue peine de prison, je n’y suis resté qu’un mois. On m’a échangé contre un agent américain capturé par les Russes. À Moscou, j’ai été accueilli en héros, parce que je n’avais parlé ni de Willawauk ni du réseau d’agents soviétiques implanté aux USA. Finalement, on m’a envoyé travailler à Willawauk.
— Et depuis, vous transmettez des informations dans l’autre sens.
— Oui, j’ai deux contacts à Batoum. Des pêcheurs qui ont passé des contrats avec le gouvernement, ce qui leur permet de posséder leur propre bateau. Ils transmettent mes messages à des pêcheurs turcs qu’ils retrouvent au milieu de la mer Noire. C’est ainsi que nous allons passer à bord d’un bateau turc, comme un message. Tout au moins, je l’espère.
*
* *
Les entrées du port étaient gardées. Pour atteindre les bateaux, y compris ceux de pèche, il était nécessaire de franchir un des postes de contrôle des docks réservés aux camions apportant du fret, ainsi qu’aux véhicules militaires et particuliers ; à moins qu’on n’empruntât une des portes réservées aux dockers, aux marins et aux hommes arrivant à pied.
La nuit, les quais étaient peu éclairés, hormis les postes de contrôle qui restaient illuminés comme en plein jour. La porte réservée aux piétons était surveillée par deux gardes. Ils étaient plongés dans une conversation animée et aucun d’eux ne semblait avoir envie de quitter la chaleur de son abri pour aller passer l’inspection détaillée des abords. McGee glissa ses faux papiers et ceux de Susan par le guichet. Le plus âgé des deux hommes leur jeta un coup d’œil rapide et les rendit sans même interrompre sa conversation avec son compatriote.
La barrière couronnée de fil de fer barbelé se releva automatiquement lorsqu’un garde pressa un bouton. McGee et Susan pénétrèrent dans le port.
Ils se dirigèrent vers des rangées de bâtiments sombres qui leur dissimulaient les quais.
— Et maintenant ? s’enquit Susan.
— Nous allons gagner le quai des pêcheurs et chercher le Filet d’or, un chalutier.
— Tout me semble si facile !
— Trop facile.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction du poste de garde qu’ils venaient de franchir, l’expression troublée et inquiète.
*
* *
Leonid Golodkin était le capitaine du Filet d’or, un chalutier de cent pieds doté d’une vaste chambre froide. C’était un homme rougeaud, aux traits taillés à la hache, au visage dur et hâté, et aux mains démesurées.
Appelé par un homme d’équipage, il gagna la passerelle et vit McGee et Susan debout dans la clarté jaunâtre d’un réverbère. Golodkin fronça les sourcils et s’adressa en russe à McGee.
Susan ne pouvait les comprendre mais il était évident que le ton du capitaine Golodkin trahissait la peur.
Habituellement, lorsque McGee voulait faire passer des messages aux pêcheurs turcs par son entremise, les documents lui étaient apportés par un homme qui vendait de la vodka au marché noir. McGee et Golodkin ne s’étaient rencontrés que rarement, et jamais auparavant dans le port jusqu’à cette nuit.
Le marin jeta un coup d’œil nerveux sur les quais et Susan crut pendant un instant qu’il refuserait de les prendre à son bord. Mais Golodkin releva enfin une section du bastingage et leur fit signe de gravir rapidement la passerelle. Sa décision prise, il était impatient de les dissimuler à l’intérieur du navire.
Ils traversèrent le pont en direction d’un escalier métallique et descendirent dans une coursive froide et humide.
À l’extrémité de cette coursive, les quartiers du capitaine étaient chauds et brillamment éclairés. Sur le bureau trônait un verre de cognac à demi rempli. Il y avait encore une bibliothèque, un bar et quatre chaises. Un rideau tiré isolait la couchette du reste de la cabine.
Golodkin leur désigna deux chaises, et ils s’assirent.
Puis McGee attira l’attention de Susan sur l’alcool.
— En voulez-vous un verre ?
Elle frissonnait, et la simple pensée d’un remontant la réchauffa.
— Volontiers, j’en ai bien besoin.
McGee demanda en russe du cognac à Golodkin ; le capitaine n’avait pas eu le temps de répondre quand un bruissement les fit pivoter vers la couchette, dont le rideau s’ouvrit sur le Dr Léon Viteski. Il s’avança dans la cabine, armé d’un pistolet muni d’un silencieux et souriant.
Le choc ébranla Susan. Furieuse d’avoir été trahie et manipulée, elle foudroya McGee du regard.
Mais ce dernier semblait aussi surpris qu’elle. Il fit mine de se lever tout en plongeant la main dans sa poche pour saisir son propre pistolet.
Cependant, Golodkin l’empêcha d’achever son geste et subtilisa son arme.
McGee s’adressa en russe au capitaine, sur un ton accusateur.
— Ne reprochez rien à ce pauvre Leonid, intervint Viteski en anglais. Il n’a pas eu le choix. Veuillez vous rasseoir.
McGee hésita, puis obéit. Il regarda Susan et lut le doute dans ses yeux.
— Je ne savais pas.
Elle aurait voulu pouvoir le croire. Son visage était blême et son regard trahissait sa peur. Mais Jeff est un excellent acteur, se rappela-t-elle. Pendant des jours, il lui avait joué une comédie, et il continuait peut-être.
Viteski contourna le bureau pour aller s’asseoir sur le siège du capitaine.
Golodkin avait pris place à côté de la porte.
— Nous avons découvert la vérité sur votre compte il y a deux ans et demi, annonça Viteski à McGee.
Ce dernier rougit violemment et sa gêne semblait authentique.
— Et nous avons presque aussitôt découvert que votre contact était Leonid. Ce brave capitaine a bien vite accepté de travailler pour nous.
— Leonid ? demanda McGee.
Golodkin haussa les épaules et lui répondit en russe.
— Leonid n’a pas eu le choix, précisa Viteski. Il devait penser à sa famille. S’il n’appréciait guère ce rôle d’agent double, il savait que nous le tenions. Il nous a été utile et le sera encore pour démasquer d’autres espions.
— Ainsi, les documents que j’ai transmis à Leonid depuis plus de deux ans… commença McGee.
— … nous ont été immédiatement remis, répondit Viteski. Nous en avons pris connaissance, avant d’y insérer des données erronées destinées à tromper la CIA. Après quoi nous les avons rendus à Leonid qui les a ensuite transmis aux Turcs.
— Merde.
Viteski rit et prit le verre d’alcool. Il en but une gorgée.
Susan étudiait les deux hommes. Elle commençait à penser qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle comédie, à croire que McGee avait vraiment eu l’intention de lui faire quitter ce pays et avait été trahi. Ce qui signifiait qu’ils venaient tous deux de perdre leur unique chance de recouvrer la liberté.
— Si vous saviez que j’avais l’intention de faire fuir Susan, pourquoi n’êtes-vous pas intervenus avant que je lui révèle la vérité ? demanda McGee.
Viteski but une autre gorgée de cognac.
— Nous avions compris que le blocage ne pourrait être brisé. Cette femme ne réagissait pas comme prévu. Vous avez pu le constater vous-même.
— J’étais à moitié folle de peur, dit Susan.
Viteski la regarda et hocha la tête.
— Oui. À moitié. Et je crois que vous en seriez restée là. Vous n’alliez pas craquer. Vous êtes trop résistante, ma chère. Peut-être auriez-vous sombré dans une semi-catatonie, mais certainement pas dans la folie. C’est pourquoi nous avons décidé de passer à la solution de rechange.
— Quelle solution ? demanda McGee.
Viteski s’adressa en russe à Golodkin qui quitta la cabine.
Puis il sourit et leva à nouveau son verre.
— Que se passe-t-il ? demanda Susan à McGee.
— Je l’ignore.
Il lui tendit sa main et Susan la prit après un instant d’hésitation. Le sourire d’encouragement qu’il lui adressa était peu convaincant. Elle pouvait y lire aussi de la peur.
— Ce cognac est excellent, déclara Viteski. Marché noir, sans aucun doute. On ne peut rien trouver d’aussi bon dans le circuit de distribution officiel… sauf lorsqu’on a accès aux magasins réservés aux pontes du Parti. Il faudra que je demande au capitaine le nom de son fournisseur.
La porte s’ouvrit et Leonid Golodkin entra avec deux autres personnes : Jeffrey McGee.
Et Susan Thorton.
Leurs deux sosies.
Ils étaient vêtus exactement comme eux.
Le sang de Susan se figea lorsqu’elle regarda son double.
La fausse Susan sourit. Leur ressemblance était surnaturelle.
Livide, les yeux hagards, le véritable Jeff McGee s’adressa à Léon Viteski.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— C’est la solution de rechange. Tout est prévu depuis le début. Vous ne pouviez le savoir, évidemment.
La fausse Susan s’adressa à la réelle :
— Je trouve fascinant d’être finalement en face de vous.
— Mais c’est ma voix ! s’exclama Susan.
— Nous étudions des enregistrements de vous depuis près d’un an, répondit le faux McGee avec la voix de l’original.
Viteski sourit aux Doppelgänger avec fierté. Puis il s’adressa au véritable McGee.
— Vous serez abattus et jetés par-dessus bord en haute mer. Vos doubles prendront votre place et se rendront aux USA. Notre Susan retrouvera son emploi à la Milestone. (Il se tourna vers Susan.) Ma chère, nous aurions gagné du temps si nous étions parvenus à rompre votre conditionnement, mais nous apprendrons malgré tout ce que nous voulons savoir en plaçant votre double à la Milestone. Et, en fin de compte, nous obtiendrons plus de renseignements que vous n’auriez pu en fournir. (Il regarda Jeff.) Quant à votre double, il trouvera sa place dans les services secrets américains, peut-être dans un centre de recherche sur le contrôle comportemental.
— Ça ne marchera jamais, dit McGee. Ils nous ressemblent, et vos chirurgiens esthétiques ont vraiment fait du bon travail. Mais personne ne peut modifier des empreintes digitales.
— Vous oubliez une chose, répondit Viteski. Aux USA, les empreintes des personnes relevant des services de sécurité sont classées dans un ordinateur du ministère de la Défense auquel nous sommes parvenus à avoir accès. Nous n’aurons qu’à effacer la représentation électronique de vos empreintes pour la remplacer par celle de vos doubles. À notre époque où tout est stocké dans des mémoires d’ordinateurs, il n’est plus nécessaire de modifier les véritables empreintes, seulement de changer les données enregistrées.
— Ça devrait marcher en effet, dit Susan.
Elle était obsédée par l’image de son corps jeté par-dessus bord, puis s’enfonçant lentement dans les eaux glaciales de la mer Noire.
— Naturellement, déclara joyeusement Viteski. En fait, nous aurions envoyé vos doubles aux États-Unis même si vous aviez craqué et si vous nous aviez révélé tout ce que nous voulions apprendre de vous.
Il vida son verre, se leva et braqua son arme sur eux.
— Capitaine, attachez leurs poignets pendant que je les surveille.
Golodkin avait déjà une corde à la main. Il fit lever McGee et Susan pour exécuter les ordres de l’autre homme.
— Maintenant, enfermez-les en lieu sûr, ajouta Viteski avant de s’adresser aux captifs. Vos jumeaux iront vous rendre visite pour vous interroger sur vos habitudes, apprendre quelques détails qui les aideront à parfaire leur imitation. Je vous conseille de dire la vérité, car nous connaissons déjà les réponses à certaines de leurs questions ; si vous mentez, ils sont à même de faire le nécessaire pour vous convaincre qu’il est préférable de coopérer.
Susan regarda le double de McGee. Son sourire était menaçant. S’il ressemblait en tout point à Jeff, son regard était loin de refléter sa compréhension et sa sensibilité. Il semblait parfaitement capable de les torturer pour les soumettre.
Elle frissonna.
— Je vous dis adieu, déclara Viteski. Je vais quitter ce navire avant qu’il ne lève l’ancre. Bon voyage.
Golodkin poussa McGee dans la coursive, alors que Viteski demeurait dans la cabine avec les doubles. Refusant de répondre aux questions de McGee, Leonid Golodkin les fit descendre dans les entrailles du chalutier, jusqu’au pont inférieur qui empestait le poisson.
Il les laissa dans un petit compartiment, au pied de l’escalier : un réduit de quatre mètres de côté. Des rouleaux de cordage et d’aussières étaient empilés sur le sol. Des gaffes étaient accrochées à la paroi. On y trouvait encore quatre assortiments de moufles et des caisses contenant des pièces détachées pour les moteurs.
Golodkin les fit asseoir sur le pont, attacha leurs chevilles, puis s’assura que les liens de leurs poignets étaient bien serrés. En sortant, il éteignit et referma la porte, les laissant dans une obscurité totale.
— J’ai peur, dit Susan.
McGee ne répondit rien.
Elle l’entendait bouger, se tordre, tirer sur quelque chose.
— Jeff ?
Il poussa un grognement et commença à haleter.
— Mais, que faites-vous donc ?
— Chut !
Un instant plus tard, elle sentit des mains se poser sur elle et faillit crier de surprise avant de comprendre qu’il s’agissait de celles de McGee.
Tout en défaisant les nœuds, il se pencha vers son oreille pour murmurer :
— Je ne crois pas qu’on nous écoute mais mieux vaut être prudents. Au lieu de resserrer mes liens, Golodkin les a légèrement détendus.
Ses mains étaient libres et elle se massa les poignets.
— Que peut-il encore faire pour nous ? lui chuchota-t-elle à l’oreille.
— Rien, sans doute. Il a déjà couru un risque énorme. Désormais, nous devrons uniquement compter sur nous-mêmes.
Jeff s’écarta. Il tâtonna un moment dans l’obscurité pour trouver l’interrupteur et donner de la lumière.
Susan comprit aussitôt ses intentions et frissonna.
Comme elle l’avait prévu, il alla prendre deux des gaffes accrochées à la paroi. Leur crochet était acéré comme une lame.
Susan prit l’arme que Jeff lui tendait mais murmura :
— Je ne pourrai jamais.
— Il le faudra pourtant.
— Oh, mon Dieu…
— C’est eux ou nous.
Elle hocha la tête.
— Vous y parviendrez, vous verrez, et avec un peu de chance ce sera facile ; ils ne s’y attendent pas. Ils ignorent que Golodkin nous a bouclés dans un réduit plein d’armes.
Elle le regarda pendant qu’il choisissait l’emplacement depuis lequel ils lanceraient leur attaque surprise, puis elle alla se placer au point qu’il lui indiquait.
Il éteignit la lumière.
Elle n’avait jamais connu d’obscurité aussi profonde.
*
* *
McGee entendit un petit bruit et se raidit. Il inclina la tête, tendit l’oreille et comprit bientôt de quoi il s’agissait.
— Un rat, murmura-t-il à Susan.
Elle ne répondit rien.
— Susan ?
— Ça va. Je n’ai pas peur de ces bestioles.
En dépit de leur situation précaire, McGee sourit.
Ils attendirent pendant quelques minutes interminables.
Puis le Filet d’or frissonna et les vibrations des moteurs se transmirent au pont. Un peu plus tard, une cloche tinta. Les tremblements de la coque changèrent, alors que les hélices du chalutier commençaient à brasser les vagues.
D’autres longues minutes s’écoulèrent.
Ils avaient quitté le quai depuis au moins un quart d’heure et devaient être sortis du port, lorsqu’ils notèrent enfin un bruit à la porte.
McGee leva sa gaffe.
Le battant pivota vers l’intérieur et de la lumière provenant de la coursive pénétra dans le réduit. Leurs doubles entrèrent, la femme en premier.
McGee se tenait sur la gauche, presque derrière le battant. Il fit un pas en avant et planta la gaffe dans le ventre de son jumeau à l’instant où ce dernier donnait de la lumière. Son sosie s’effondra à ses pieds, trop surpris pour pouvoir hurler et terrassé par la douleur.
La femme était armée. Elle tenait le pistolet doté d’un silencieux que Susan avait vu dans la main de Viteski. Après un bref instant d’hésitation, elle recula d’un pas, visa McGee et tira.
Elle manqua sa cible.
Elle fit feu à nouveau.
McGee sentit la balle érafler sa manche, mais il avait été une seconde fois épargné.
Dans le dos de la fausse Susan, la véritable sortit de derrière une pile de caisses et abattit la seconde gaffe.
Du sang jaillit du cou de son double. Ses yeux s’écarquillèrent et le pistolet lui tomba des mains.
Le cœur de McGee s’emballa. Il savait que cette femme n’était qu’un sosie, mais il fut ébranlé par la vision de la gorge de Susan transpercée par le crochet… de sa bouche d’où coulait un filet de sang…
La fausse Susan tomba à genoux et bascula sur le flanc, les yeux vitreux, la bouche ouverte sur un cri qu’elle ne pousserait jamais.
McGee pivota vers son propre double. Les mains de l’homme, serrées sur son ventre, tentaient de comprimer l’horrible plaie. Son visage était déformé par la souffrance lorsque l’étincelle de la vie disparut brusquement et miséricordieusement de ses yeux.
C’est comme si je m’étais tué moi-même, pensa-t-il en fixant toujours le visage de son double.
Il n’avait jamais aimé tuer, bien qu’il n’eût jamais hésité à le faire chaque fois que cela avait été indispensable.
Susan se détourna des deux cadavres, se réfugia dans un angle du réduit et vomit contre la cloison.
McGee referma la porte.
*
* *
Plus tard, dans la cabine qui avait été réservée à leurs doubles, Susan était assise sur la couchette inférieure et demandait :
— Est-ce que Golodkin a compris qui nous sommes ?
— Oui, répondit McGee qui regardait la mer par le hublot.
— Comment peux-tu en être si sûr ?
— Il ne t’a pas adressé la parole… Il sait que tu ne connais pas le russe.
— Nous allons donc rentrer et fournir des renseignements bidon aux Soviétiques, qui croiront recevoir des rapports de nos sosies.
— À condition que nous puissions découvrir quelle filière ils sont censés utiliser pour transmettre leurs informations.
Ils restèrent silencieux. McGee paraissait fasciné par la mer.
Susan examinait ses mains, en quête de traces de sang qu’elle aurait oublié de nettoyer. Finalement, elle demanda :
— C’est la bouteille de cognac que Golodkin nous a laissée ?
— Oui.
— J’en boirais bien un verre.
— Je vais t’en servir un double.
*
* *
En mer, l’aube se levait.
Susan s’éveilla, sur le point de hurler.
McGee fit la lumière.
Pendant un instant, elle ne put se souvenir de l’endroit où elle se trouvait. Puis elle y parvint.
Mais elle haletait toujours, incapable d’oublier son rêve, un songe qui était peut-être la réalité.
McGee venait de sauter à bas de la couchette supérieure et s’agenouilla près d’elle.
— Tout va bien, Susan. Tout va bien. Nous sommes en mer, nous avons réussi.
— Non.
— Que veux-tu dire ?
— L’équipage.
— Qu’a-t-il de particulier ?
— Harch, Quince, Jellicoe et Parker. Ils en font partie.
— Non, non, tu as fait un mauvais rêve.
— Ils sont ici !
— La comédie est terminée. Tout cela appartient au passé.
— Ils sont à bord, bon Dieu !
Pour la calmer, il dut lui faire arpenter tout le navire, visiter chaque cabine et voir chaque marin. Elle dut enfin se rendre à l’évidence : Harch et les autres n’étaient pas à bord.
*
* *
Ils prirent leur petit déjeuner dans leur cabine, jugeant inutile de confirmer à Golodkin que Susan ne parlait pas un mot de russe.
— Comment ont-ils pu trouver les sosies de Harch et des autres ? demanda Susan.
— Des agents soviétiques implantés aux États-Unis ont découvert leurs photos dans les journaux de l’époque et les archives du collège. En Russie, ils ont cherché des hommes qui leur ressemblaient, même vaguement. La chirurgie esthétique et le maquillage ont fait le reste.
— Les yeux de Harch…
— Lentilles de contact.
— Comme dans un film.
— Quoi ?
— Effets spéciaux.
— Oui, je pense qu’ils valaient bien ceux d’Hollywood.
— Et la tête de Jerry ?
— Une réalisation vraiment hideuse et réaliste, non ?
Elle se mit à trembler sans pouvoir se contrôler, et il la prit dans ses bras.
*
* *
Elle se sentit nettement mieux à bord du bateau turc, après leur transfert.
Leur cabine était plus confortable et la nourriture meilleure.
Ils mangeaient de la viande froide et du fromage, lorsqu’elle lui dit :
— Pour que tu sacrifies ta couverture afin de me faire évader, il fallait que ce soit très important pour les USA.
Il hésita avant de répondre :
— Eh bien… ce n’est pas exactement ce qui avait été prévu.
— Quoi ?
— Je n’étais pas censé te faire évader.
Elle ne comprenait pas.
— J’avais reçu l’ordre de te tuer avant qu’ils parviennent à te faire parler. Une bulle d’air dans une seringue… le choc : embolie cérébrale. Quelque chose de ce genre. Un accident banal qui ne m’aurait pas rendu suspect. Je serais resté sur place et les Russes n’auraient rien appris de toi.
Elle était livide et avait perdu tout appétit.
— Pourquoi as-tu désobéi à tes supérieurs ?
— C’est tout simple, je suis tombé amoureux.
Elle le fixa en cillant.
— Au cours des semaines pendant lesquelles nous te préparions, où nous implantions sous hypnose les suggestions destinées à te faire aller au bureau du shérif et chez les Shipstat, j’ai été impressionné par ta force et ta volonté. Il n’était pas facile de te conditionner ou de te manipuler. Tu avais… du cran, on peut le dire.
— Tu es tombé amoureux de mon cran ?
Il sourit.
— En quelque sorte…
— Et tu n’as plus été capable de me faire la piqûre fatale ?
— Non.
— Tes supérieurs ne vont pas être contents.
— Ils peuvent aller au diable.
*
* *
Deux nuits plus tard, dans une chambre de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis, à Istanbul, Susan s’éveilla en hurlant.
Une femme de chambre, un agent des services de sécurité, l’ambassadeur et McGee arrivèrent aussitôt.
— Les membres du personnel, dit Susan en agrippant McGee. Il ne faut pas leur faire confiance.
— Personne ne ressemble à Harch, fit McGee sur un ton apaisant.
— Comment le saurais-je ? Je n’ai vu personne.
— Il est trois heures du matin, fit remarquer l’agent des services de sécurité.
— Il faut que je les voie.
L’ambassadeur l’observa et regarda tour à tour McGee et l’autre homme.
— Rassemblez le personnel.
Ni Harch ni Quince, ni Jellicoe ni Parker n’étaient employés par l’ambassadeur des États-Unis en Turquie.
— Je suis désolée, dit-elle. Je crains que cela ne se reproduise.
— Ça ne fait aucun doute, lui répondit McGee.
— Jusqu’à la fin de mes jours, peut-être ?
*
* *
Une semaine plus tard, dans la suite d’un hôtel de Washington, Susan partagea pour la première fois le lit de McGee. Ce fut une réussite. Leurs corps se complétaient comme les pièces d’un puzzle. Ils s’assemblaient avec une souplesse et un synchronisme parfaits. Cette nuit-là, comme elle dormait nue à côté de Jeff McGee, Susan dormit d’un sommeil sans rêves, pour la première fois depuis son départ de Willawauk.
FIN